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CHF 60 000-80 000.-
CHF 60 000.-
Peeter Baltens (ca 1527-1584), attr. à, La Tour de Babel, huile sur panneau, monogrammée, 110,5x155,5 cm
Provenance: 
- Galerie Gismondi, Paris;
- Château de Bonmont, collection Henri-Ferdinand Lavanchy

La personnalité artistique de Peeter Baltens est encore aujourd’hui mal connue. Le corpus d’œuvres considérées de manière certaine comme étant de sa main est très restreint (une petite vingtaine de peintures). À la suite de Karel Van Mander (Schilder-Boeck, Haarlem, 1604, 119) qui plaçait erronément son entrée dans la guilde de Saint-Luc d’Anvers en 1579 seulement, on a longtemps considéré Baltens comme un suiveur de Pieter I Bruegel (ca 1526/1530-1569) alors qu’il semble être admis aujourd’hui que c’est Baltens qui influença Bruegel au début de sa carrière. Baltens rejoignit la guilde anversoise en 1540 déjà et des documents d’archives découverts en 1964 attestent que Pieter I Bruegel travaillait comme assistant dans l’atelier de Baltens en 1550-51, avant qu’il ne soit lui aussi accepté comme maître en 1551

Dépassant certains avis divergents ne paraissant pas suffisamment aboutis, notre examen de visu de l’oeuvre et nos recherches approfondies soutiennent - ainsi que le développe la présente notice - notre position quant à l’attribution de cette œuvre monogrammée à Peeter Baltens.

Image puissante, le thème de la Tour de Babel comme allégorie de l’hybris de l’humanité a été exploité à très large échelle dans la peinture flamande, dès le second quart du XVIe s., avec une floraison particulièrement abondante de représentations au cours de la seconde moitié et encore durant le premier quart du XVIIe s., dans un environnement religieux et politique troublé, théâtre de l’avancée du protestantisme d’une part, et de la guerre de sécession des Pays-Bas contre la Couronne d’Espagne, d’autre part (1555-1648).

Dans le contexte flamand, la Tour de Babel image l’orgueil de l’Eglise de Rome régentant les peuples et les exploitant pour sa propre gloire. En effet, la construction de la nouvelle basilique St-Pierre, débutée vers 1450 pour se terminer en 1626, battait alors son plein, engouffrant des sommes d’argent colossales provenant de toutes les parties du monde.

Peeter Baltens, dont Karel Van Mander (op. cit.) indique qu’il a voyagé dans de nombreux pays, avait probablement fait le voyage de Rome. Il fut certainement frappé par les vestiges de la Rome antique, comme le montre sa gravure intitulée Ruyne (fig. 1, de la série de 6 du Theatrum Vitae Humanae), mais aussi par le colossal chantier de la basilique Saint-Pierre, ressemblant lui-même étrangement aux ruines antiques comme en témoignent le dessin de Martin van Heemskerk (ca 1536, fig. 2) et le dessin anonyme (fig. 3) illustrés ci-dessous et ci-contre. Il est significatif de confronter l’oeuvre de Baltens avec les vues des ruines antiques (par exemple, fig. 4, la gravure de Hieronymus Cock, représentant le Colisée, 1551) et celles du chantier de St-Pierre, pour comprendre comment le Maître conçut sa représentation de la Tour de Babel, visage à la fois du Colisée en ruines et du dôme de la nouvelle basilique s’élevant témérairement au-dessus de la Ville éternelle (fig. 5, Ambrogio Brambilla, Speculum Romanae Magnificentiae, 1581-86, et fig. 6, fresque dans l’appartement de Jules II, 2e moitié XVIe s.). Il est aussi particulièrement frappant de comparer la Babel de Baltens avec la scène de fresque représentant Paul III supervisant le chantier de St-Pierre que Giorgio Vasari peignit en 1546-7 dans la Sala dei Cento Giorni du Palais de la Chancellerie à Rome (fig. 7, illustrée page suivante). On y voit sur la gauche le pape et sa suite examinant les plans de la nouvelle basilique s’édifiant en position centrale, au deuxième plan. Sur la droite, des tailleurs de pierre à l’ouvrage, un fût de colonne, et, au premier plan, le Tibre protégeant les regalia papaux, parmi lesquels l’umbraculum pourpre, dont l’usage avait récemment été protocolé par Alexandre VI Borgia. Les parallèles avec le tableau de Baltens sont nombreux, faisant du roi Nimrod sous son dais pourpre, l’image du pape de Rome, et de la Tour de Babel, celle de l’orgueilleuse et colossale nouvelle basilique romaine.

Notre tableau paraît typique à plus d’un titre du travail de Peeter Baltens. La composition, comme la plupart de celles de Baltens, s’articule le long d’une ligne de fuite commençant sur le côté inférieur gauche du tableau pour s’estomper dans le haut du tableau, à droite. On retrouve par exemple ce schéma dans l’Ecce Homo (Musée royal des beaux-arts, Anvers, inv. n° 869), ou dans la Représentation de la farce «Een Cluyte van Plaeyerwater» à une kermesse flamande (fig. 8, Rijksmuseum, inv. n° A2554). Un autre topos cher à Baltens est la scansion de la composition par de nombreux personnages habillés de rouge. L’imposant format du panneau est également un des préférés de Baltens. Les figures, bien qu’ici de moindre importance que dans ses autres compositions, sont aussi très similaires à celles rencontrées dans des tableaux attestés du maître anversois. Ainsi, la figure de Nimrod est extrêmement semblable, jusque dans les détails de l’habillement, à celle de Pilate dans l’Ecce Homo du Musée d’Anvers. Les visages plutôt ronds, et les nez plutôt forts, se retrouvent aussi dans de nombreuses autres peintures et gravures de l’artiste.

Notre tableau a vraisemblablement frappé les contemporains de Baltens, puis d’autres artistes comme les familles Valckenborch ou Van Cleve. En effet, on compte de très nombreuses peintures datant de la seconde moitié du XVIe s. et du début du XVIIe s. qui semblent avoir été inspirées de la composition de Baltens. La plus importante est bien entendu la Tour de Babel que Pieter I Bruegel peignit en 1563 (fig. 9, Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. n° GG1026). Si la qualité picturale bruegelienne est indéniablement supérieure à celle de son aîné, la composition est néanmoins affaiblie, de la même manière que dans le Portement de Croix (1564, Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. n° GG1025) qui s’inspire directement du tableau de même sujet de Baltens (cf. vente Sotheby’s, 7.7.2007, lot n° 7). En effet, ici comme là, la ligne directrice oblique traversant toute la composition, typique de Baltens, est abandonnée au profit d’une succession horizontale des plans. On remarquera également que dans la version de Bruegel, plusieurs détails iconographiques d’importance ont disparu, tel l’umbraculum ou la cabane de bergers, ou encore la briqueterie fumante, réminiscence de la rotonde vaticane aujourd’hui détruite, détails que l’on retrouve pourtant dans des versions de Marten Van Valckenborch (fig. 10) ou de Hendrick III Van Cleve. Une série importante de représentations semblent en effet dérivées du tableau de Pieter Baltens pendant toute la seconde moitié du XVIe s. Il contribuerait à établir la personnalité artistique de Baltens comme un génie de la composition dont l’inventivité aurait durablement influencé la production picturale flamande des XVIe et XVIIe s. À ce titre, nous pensons que ce tableau peut être considéré comme une oeuvre-clé dans la production flamande de l’époque.